Chroniques d'un monde endormi

 Paule Verlaine

 

Lundi le 16 mars 2020

La Chine était toujours figée. L’Italie également. C’était au tour de la France. Et puis d’autres pays suivraient. Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand cette fixation dans l’attente ? Dans l’attente d’être malade, de mourir ou de guérir ? Jusqu’à quand cette hérésie de l’humanité ? Peut-on vivre ainsi sans lien, cloitré chez soi, dans la peur ? Peut-on vivre sans rencontrer l’autre, lui parler, le voir, le toucher, le sentir ? Là, tout près de soi.

Elle l’avait quitté la veille. Pas simplement pour la semaine, comme à leur habitude. Non, elle l’avait vraiment quitté, pour ne plus le revoir. Et se retrouvait seule maintenant face à ce monde en péril, face à elle-même, face à ce vide immense.

Le Président allait faire sa deuxième allocution ce soir, pour leur annoncer en réalité ce que tout le monde savait déjà. Des milliers de concitoyens allaient tendre l’oreille, boire ses paroles, s’attendant au confinement généralisé mais espérant que cela ne se produise pas.

Elle était terrorisée. Pour une fois, cela n’arrivait pas qu’aux autres.

Le Président répéta à six reprises que la France était en guerre, contre un ennemi invisible et insaisissable : « Nous sommes en guerre », avait-il martelé inlassablement. L’ennemi était donc volatile. Le seul combat pouvait résider dans l’attente et le confinement. Rester chez soi et attendre que cela passe : quel héroïsme ! Le combat comme une résignation ou un désistement ou une absence à l’autre. La passivité comme arme pour anéantir l’invisible ennemi. Pour le réduire à néant, il s’agissait de s’abstraire du monde. L’enfer c’est les autres, disait Sartre. On en était donc là.

 

Mardi le 17 mars 2020

Il lui avait dit au retour de la fête de Nouvel An : Je ne la sens pas cette année, pas alors du tout.

Les voitures roulaient encore, les camions et quelques trains passaient au loin, devant sa fenêtre. A partir de midi, combien y en aurait-il encore ? Cela eût pu être minuit : le ton eût été plus léger. Il y aurait eu la fête existante et l’idée certes qu’on devrait s’en passer, qu’on on était exclu mais la fête aurait été là, bien vivante, en arrière-plan, comme une promesse de quelque chose.

Avec qui allait-on se confiner ? Avec qui décidez-vous de vous confiner pour les (deux ?) semaines à venir ? C’était la question qui agitait de millions de gens en ce jour. Une question parfois difficile, source de dilemmes terribles. Qui devait être l’élu ? Sa mère vivant seule ? impossible puisqu’il fallait protéger les personnes âgées susceptibles d’être plus vulnérables face au virus. Le compagnon qui habitait ailleurs et avait lui-même une famille dont il voulait s’occuper ? les enfants jeunes adultes, qui ne le souhaitaient pas vraiment, sinon ils l’auraient proposé mais était-ce bien raisonnable ? Fallait-il se serrer les coudes, se rassembler vite, se rapprocher, vivre à plusieurs ou s’isoler de crainte de contaminer ou d’être contaminé.

Son amie n’avait pas tergiversé, avait fait ses bagages en quelques heures, laissé là le chéri et la mère, était partie rejoindre sa fille à l’autre bout de la France. Était arrivée là où elle voulait avant même l’allocution du Président. Simple, net comme une trace laissée dans la neige par un traîneau.

Le compte à rebours avait commencé. Il ne restait que trois heures avant la mise en place du confinement et de la fixation dans le temps.

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Midi. Elle regarda par la fenêtre. Le flot de voitures s’était-il ralenti alors que la France entrait en claustration ?

A quinze heures dix, elle eut l’idée de compter le nombre de voitures qui passaient au loin. Entre 15H13 et 15H18 elle en dénombra dix-sept qui abordaient le rond-point par la rue venant de la gare, dont une voiture de police, zéro ambulance, cinq piétons et deux cyclistes. Le lendemain, elle ferait la même chose à la même heure. Elle pourrait ainsi mesurer la vitesse d’endormissement de son monde à elle.

 

Mercredi 18 mars 2020

Lorsqu’elle se réveilla, ce matin-là, lui revint l’histoire de la Belle au Bois dormant qui, pour avoir touché un fuseau interdit, devait dormir cent ans ainsi que tous les gens qui la servaient et animaux qui lui tenaient habituellement compagnie. Lorsque le prince, beau et amoureux comme il se doit, arriva dans la cour du château enchanté, « tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte : c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. »

Ce jour-là fut étrange. L’attente commençait. Jusqu’à quand allait-elle durer ? Deux semaines, cinq semaines ? Sortir eût été possible avec les autorisations qu’il fallait imprimer en indiquant le motif de la sortie. Elle préféra s’occuper de son petit jardin : il faisait un temps splendide !

Puis elle se mit au travail. Elle avait déjà pris un nouveau rythme puisque l’Académie de Strasbourg avait fermé ses établissements scolaires une semaine avant…, la France de l’intérieur. Elle envoya des messages à ses élèves, des consignes de travail mais également des mots de soutien pour apprendre à ses collégiens à devenir autonomes, ce qui n’était pas une mince affaire !

C’est plus tard que les choses se compliquèrent.

Elle occupa son temps comme elle put, quelque peu perdue d’en avoir autant devant elle. Ce n’est pas que la solitude lui fasse peur… elle en avait une certaine habitude et s’en contentait assez bien. L’idée de travailler à la maison lui était familière : un professeur de français travaille pour grande partie ainsi, entre la préparation des cours et l’infinie correction des rédactions.

Mais la situation était tout autre désormais : elle disposait d’un temps supplémentaire et certainement assez long au cours duquel, elle ne verrait quasiment personne puisqu’elle vivait seule. Ses enfants étaient adultes et n’habitaient plus avec elle. Elle ne verrait plus son compagnon… que faire de cet espace qui s’ouvrait devant-elle ? A quoi se raccrocher pour remplir ce vide aussi inattendu que long, pour éviter qu’il ne devienne abyssal ?

La vraie question était celle des ressources intérieures. Il fallait inventer quelque chose de nouveau pour faire face à cette situation inédite, quelque chose qui lui permettrait de tenir aussi longtemps qu’il le faudrait, sans rencontrer âme qui vive. Devait-elle se remettre à écrire ? L’écriture était une expérience solitaire à bien des égards. On entrait en écriture comme on entrait en religion : il fallait se recueillir. Écrire nécessitait un repli sur soi qu’il n’était pas toujours facile de mettre en œuvre. Elle se souvint des difficultés qu’elle rencontrait lorsqu’elle était plus jeune et tentait vaille que vaille d’écrire quelques lignes par jour, lorsque plus personne ne la sollicitait, ni les enfants, ni le mari ! La nuit avait été alors le moment où ce recueillement devenait possible, quand la maisonnée reposait tranquillement. Elle n’avait pas tenu longtemps, abrutie de fatigue… Alors oui, aujourd’hui elle pourrait le faire !

Elle savait qu’elle s’en sortirait ainsi. Que le vide se remplirait d’une création (qui vaudrait ce qu’elle vaudrait, mais peu importait) qui donnerait un sens à sa vie, à cette vie-là, dans le creux d’un monde endormi. Elle aurait tout aussi bien pu se remettre au tricot. Tiens, c’est d’ailleurs ce qu’elle ferait également ! La question n’étant pas tant celle de l’activité en elle-même que du choix d’entamer quelque chose, de se donner un but, de se fixer un objectif pour éviter de se diluer dans un temps qui ne manquerait pas de s’étaler interminablement puisqu’on n’en connaissait pas encore la durée exacte.

Elle appellerait une amie.
Elle lirait.
Elle appellerait sa mère.
Elle éviterait de ressasser en pensant à son compagnon, à ce qui n’avait pas été comme à ce qui aurait pu être…
Elle sortirait pour quelques courses.
Elle écrirait.
Elle pourrait enfin s’abonner à Netflix pour s’y plonger avec délectation.
Elle écouterait la radio encore et encore : rien de tel que la radio (et notamment France-Inter) pour se nourrir de mille découvertes !
Elle apprendrait à faire des visioconférences pour ses élèves.
Elle corrigerait encore et toujours des copies : seul le mode opératoire de correction serait différent.
Elle écrirait.
Elle téléphonerait à nouveau.
Elle relirait La Peste de Camus ou 1984 de Georges Orwell.

Et puis, il serait l’heure de … dormir.

Que diantre, cinq semaines, ce n’était pas la mer à boire !
Elle avait omis de compter les voitures entre 15H13 et 15H18. Qu’est-ce que cela changeait de toute façon ?
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Plus tard, 22H. Elle sortit sur son balcon. Elle entendit le silence pour la première fois, depuis qu’elle était installée ici. Plus aucune voiture. Un train quasiment vide passa au ralenti, faisant crisser les rails, Mulhouse était une ville morte. Seules quelques ambulances hurlèrent dans le lointain.

 

Le 19 mars 2020

Quand elle se réveilla ce matin-là, elle réalisa que contrairement à d’habitude le silence enveloppait tout. Il semblait s’être insinué par les fenêtres,s’était glissé le long des murs, les recouvrant peu à peu de son insidieuse porosité. Il occupait l’espace,
s’étalait comme une tache s’immisçant progressivement dans les pores d’un tissu.

La journée fut désastreuse.

Germait progressivement en elle l’idée que ce ne serait pas aussi simple qu’elle l’avait cru. Qu’écrire ne suffirait pas à rempli le vide puisque vide il y avait et qu’il s’agissait d’un vide particulier, lié également à l’absence de l’être aimé. Elle était doublement recluse et souffrait en somme d’une double peine. Elle ne l’avait quitté que par désespoir, imaginant que puisque leur couple n’était pas prêt à affronter ensemble les épreuves, il n’avait plus lieu d’être. Elle lui avait opposé un refus, il était parti plus tôt que prévu, elle lui avait écrit un mail pour lui signifier qu’elle le quittait ! Affaire absurde réglée en moins de deux heures ! Elle s’en mordait les poings de rage. Mais qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Leur couple vacillait depuis six mois déjà et la distance (il habitait Dijon et elle, Mulhouse) qui avait été dans un premier temps, un précieux allié, avait fini par leur jouer des tours, devenant l’alibi qui leur permettait de partir quand il eût fallu se confronter au problème naissant. Les problèmes non réglés finissent toujours par vous exploser à la figure ! Et voilà où ils en étaient. Ne se verraient-ils donc pas pendant deux mois ?! (la rumeur s’amplifiait sur les ondes radiophoniques ). Imaginer ne plus le voir du tout devint soudain impossible. Elle devait l’appeler : il ne donnerait évidemment aucun signe.

Il faudrait indiscutablement « accepter de vivre au jour le jour et seul face au ciel » disait Camus.

 

Vendredi 20 mars 2020

Pour les Alsaciens, cela faisait désormais quinze jours de cloisonnement, quinze jours qui ressemblaient à une forme d’injonction au silence, quinze jours que les écoles étaient fermées.
Les élèves ne donnaient d’ailleurs plus aucun signe de vie sur l’environnement numérique. Il fallait absolument leur parler de vive-voix pour espérer capter à nouveau leur attention.

Les Vosges seules, imperturbables, semblaient témoigner d’une sérénité sans cesse renouvelée. Ligne inchangée, encolure arrondie dans le ciel, creux et vallons fardés de bleu se succédant comme les perles d’un chapelet. Il suffisait de les regarder pour se sentir apaisée. Forme singulière de la Résistance.

Le monde s’agitait de moins en moins ou alors de manière différente. Les Italiens chantaient au balcon. Les habitants d’un même immeuble se retrouvaient à une certaine heure (de préférence celle de l’apéritif) , qui sur leur balcon, qui à leur fenêtre, pour échanger à distance quelques propos supposés les rassurer sur l’ordre immuable du monde, dans une sorte de mauvaise imitation de Fenêtre sur cour. Il y aurait d’ailleurs probablement des meurtres, les femmes seraient encore plus battues que d’habitude, des gens d’autant plus dépressifs, et il y aurait des divorces à foison, comme chez les Chinois. Non le monde n’était pas immuable et les humains étaient bien vulnérables !

La Résistance s’inventait. Contre un ennemi toujours aussi transparent mais frappant de plus en plus fort et vite. Le reportage d’Envoyé Spécial sur Mulhouse, qu’elle avait vu hier soir avait été assez saisissant pour ne pas dire traumatisant. Les médecins en étaient à faire le constat qu’ils ne pourraient pas sauver tout le monde et qu’ils devraient faire des choix. Que la question n’était plus de se demander comment on allait soigner mais qui on allait sauver. En somme quelle serait la personne qui vivrait le plus longtemps ou sur laquelle agirait le traitement ou qui pourrait encore avoir des enfants (il faudrait certainement repeupler la Terre !) : on sauverait ainsi peut-être plus de femmes que d’hommes ? se demanda-t-elle ; ce qui serait certainement totalement inédit dans la société actuelle…

Et pourtant la Résistance s’inventait, celle qui faisait précisément appel aux ressources intérieures. Ainsi la ruche d’artistes de MOTOCO, installée sur l’ancien site DMC de Mulhouse, avait-elle lancé une campagne de fabrication de masques anti-morosité. Occuper les enfants comme les adultes, créer des objets mais surtout du lien sur un projet commun. Tuer la morosité dans l’œuf, puisqu’on parle de masques à longueur de journée, autant en détourner le principe ! C’est là que se niche la résistance ! Faire la nique au masque-tueur-de liens et rendre la vie, dans une parenthèse temporelle de créativité, plus légère !

Le ciel était immuablement bleu depuis le début du confinement. Se moquait-il de nous ou nous adressait-il un message à sa façon, à l’instar des Vosges ?

 

Samedi 21 mars 2020

La rumeur grossissait : le confinement allait devenir plus drastique et s’éterniser.

Le bruit des hélicoptères déplaçant les malades vers les centres hospitaliers de réanimation, moins congestionnées que ceux de Mulhouse, emplissait l’Iar, se substituant au bruit des voitures. La rumeur de la ville ne montait plus jusqu’à elle que de façon assourdie, comme celle d’une respiration qui s’éteint progressivement.
Elle se décida enfin à aller faire les courses. Son frigo frôlait l’anorexie. L’expérience fut singulièrement déprimante. Les clients faisaient la queue avant d’être poussés dans l’antre du Super U par wagon de dix. Ce qui bruissait il y a huit jours encore comme une ruche, faisait maintenant silence. Étonnamment, il y avait tout de même du monde dans le magasin. Croiser les gens dans les allées en terrifiait manifestement certains qui se mettaient soudainement à accélérer pour rester à ses côtés le moins possible ! Et pourtant elle ne portait pas même de masque. L’Autre était devenu un danger ambulant, celui qu’il fallait éviter à tous prix. Les gens se taisaient, n’échangeaient aucune plaisanterie. C’était absolument sinistre. La caissière qui était abritée par une vitre et portait des gants, désinfecta au moins à trois reprises l’espace qui se trouvait devant elle : elle n’ouvrit la bouche que pour lui demander de s’éloigner car, en voulant se saisir des aliments qui avançaient sur le tapis roulant, elle avait franchi la limite de sécuritaire du mètre imparti…

La sortie n’avait pas eu l’effet escompté. : croiser des âmes errantes et déprimées ne présentait aucun intérêt.

Elle avait fini par l’appeler deux jours plus tôt. Ils avaient parlé. Elle avait dit qu’elle ne voulait pas le quitter, qu’elle s’était emportée. Et puis peu à peu la conversation était devenue moins froide.

Il y a huit jours, ils étaient encore ensemble chez une amie. Leur dernière soirée normale. A sortir, à rire, à dîner ensemble.

Pour certains, qui avaient maison, jardin et enfants, le confinement ressemblait pour l’instant à une sorte de WE prolongé : on jouait au ballon, on avait sorti la table de ping-pong et on aurait pu faire un barbecue, il faisait tellement beau ! On riait ensemble, en famille, on faisait des jeux de société, tout le monde était secrètement content de ne plus travailler. Le début du confinement avait un petit air de fête ! C’était le sentiment qu’elle avait éprouvé au tout début, alors que les écoles avaient été fermées, une sorte de jubilation à l’idée de se sentir libre de faire ce qu’elle voulait, quand elle voulait, comme elle voulait, une forme d’école buissonnière ! En plus de trente de métier, cela n’était jamais arrivé !

Évidemment la déclaration du Président avait mis fin au plaisir transgressif, de la manière la plus radicale qui soit. Ceux qui vivaient comme elle, seuls ne s’amusaient pas autant. La solitude au bout de quinze jours finissait par devenir extrêmement pesante. Durant ces deux semaines, elle n’avait vu que deux personnes : son amie et son compagnon. Ses voisins avaient déserté l’immeuble. Et depuis une semaine, depuis le début du confinement, elle n’avait vu absolument personne. Le monde était un néant. Les seuls êtres vivants qu’elle croisait, était ceux qui s’agitaient frénétiquement sur ses écrans.

Elle avait conscience qu’il y avait plus mal loti qu’elle : des familles entières entassées dans des immeubles et des appartements ridiculement petits, sans balcon, sans espace vert. Comment faisaient-ils pour ne pas s’entretuer ? L’atmosphère devait être électrique pour ne pas dire invivable. Ou alors des gens vivant seuls comme elle mais sans terrasse pour prendre le soleil….

Le printemps était là, habituellement source de réjouissement . Les arbres commençaient à verdir, les fleurs jaillissaient de terre. Étrangement son cerisier japonais avait l’air de se parer de nouvelles couleurs. Ses fleurs rose tendre l’an passé, semblaient plus foncées comme si elles étaient devenues rouges. Par quel étrange phénomène ? La nature manifestait-elle à sa façon un retournement spectaculaire ?

 

Dimanche 22 mars 2020

Mornitude absolue.
Malgré le soleil, malgré l’arbre en fleurs.
Vide immense.

La tentative « d’exercice physique » de hier s’était avérée impossible. En sortant de chez elle, elle s’était d’abord heurtée à une grille métallique qui interdisait l’accès à la promenade du canal, devant la sortie de son garage. Elle avait déplacé la grille (avec des gants) en se disant que l’échappée belle dans les collines, où il n’y avait jamais personne, serait une meilleure idée. Mais là aussi, un panneau signalait l’interdiction de s’y rendre et affichait le prix de l’amende : 135€. Elle retourna chez elle.

Le soir-même le couvre-feu était décrété et instauré à effet immédiat à Mulhouse. Un ami l’appela pour lui dire de prendre soin d’elle et que sa propre sœur était en réanimation à Strasbourg. Ne sors pas, lui asséna-t-il à trois reprises.

Panique.

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Elle lutta et n’en sortit que grâce à son compagnon qui lui avait dit qu’il essayerait de la rejoindre pour la période totale du confinement. Il allait appeler la police pour savoir comment faire. Elle s’en trouva vraiment rassérénée.

Espère en ton courage, avait soufflé Corneille à Rodrigue, supposé défendre l’honneur de son père. Mais de quel courage s’agissait-il ? Celui du cœur, comme l’affirmait la définition du XVII ème siècle ? ici, le 22 mars 2020, il ne pouvait plus être seulement question de cela. Certes il fallait se montrer solidaire, en restant chez soi puisque c’était là la seule manière de protéger les autres ! Mais il faudrait aussi faire montre d’un grand courage à vivre cette situation anxiogène, seul, livré à soi-même. Parler par téléphone ou même par WhatsApp, Skype et Face Time pouvait-il être suffisant et remplacer le contact physique ? Ne fallait-il pas, en tant qu’être humain et avant toute chose, voir les gens, même repoussés à deux mètres de distance, pour avoir au moins le sentiment qu’ils existaient encore et qu’on n’avait pas été enterré vif ?

 

Lundi 23 mars 2020

Il ne viendrait pas. Son héroïsme s’arrêtait aux consignes strictes des policiers. Il resterait chez lui, bien au chaud de la tendresse de sa famille. Ne braverait ni les barrages, ni les consignes, n’aurait pas l’idée de prendre des routes secondaires. Pour quoi faire ? Il était bien là où il était.

Comme le Petit Prince qui assistait à l’extinction des réverbères, il lui semblait qu’elle voyait s’éteindre les lumières du monde, une à une, pays après pays. Elle s’enfonça davantage encore dans une solitude dont les contours s’épaississaient indéniablement et se refermaient sur elle. 

 

Mardi 24 mars 2020

La rumeur enflait en effet sur les ondes. Le confinement devrait être prolongé de six semaines- elle ne manquerait pas de temps pour écrire ; mais, pourrait-elle écrire si longtemps, avec une matière qui se limiterait bientôt au décompte des victimes du Covid 19 ?- L’annonce n’était pas encore officielle, mais d’ores et déjà les médias préparaient des milliers de concitoyens à cette issue, la seule désormais envisageable. Deux médecins mulhousiens étaient morts à ce jour, d’autres partout ailleurs. L’hôpital militaire serait opérationnel d’ici la fin de la semaine : supposé être hors-norme, il ne s’agissait somme-toute que d’un hôpital extérieur, sous tente. Elle ne comprenait pas pourquoi il leur avait fallu quasiment quinze jours pour l’installer et tout cela, pour n’abriter que trente lits. C’était risible au vu de la propagation du virus. Les deux tiers du continent (ou de la population mondiale ?) étaient confinés à ce jour, mais Trump affichait un optimisme à toute épreuve : L’Amérique a toujours fonctionné sur le système économique qui l’a constitué jusqu’à présent, il n’y a pas de raison que cela change, avait-il proclamé sur les réseaux sociaux. Quel imbécile ! Le fléau projetait son ombre morbide sur la totalité d’un monde qui devenait de jour en jour plus opaque.

Il viendrait. Finalement il avait dit qu’il viendrait. Cela changeait tout : le confinement soudain, devenait envisageable. Et l’exil chez soi, une opportunité.

Camus consacrait une longue partie de sa réflexion à ceux qu’il appelait les séparés. Dans La Peste, seule la ville d’Oran était contaminée et fut donc mise en quarantaine. (Camus n’utilise pas le terme de confinement). Deux de ses personnages sont séparés de leurs femmes qui sont à l’extérieur au moment où la ville sera fermée. Camus observe différents stades dans les réactions des séparés. Il considère qu’au premier stade, les amants parviennent encore à se souvenir de l’être aimé même s’ils ne réussissent déjà plus à les imaginer s’attelant à d’autres tâches que les leurs. Au deuxième stade, les séparés perdent également la mémoire, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre auprès d’eux un être, sur lequel, à tous moments, ils pouvaient poser la main. Enfin au troisième stade, les séparés s’adaptaient parce qu’il n’y avait pas le choix, que la peste était devenue l’affaire de tous (…) et que la peste avait désormais enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir. Or il n’y avait plus pour eux que le présent. L’amour, comme tous les sentiments, finirait par s’endormir parce qu’il y avait des choses bien plus importantes dans la vie actuelle. L’amour n’était rien face au spectre de la mort.

Elle n’en était évidemment qu’au premier stade.

Le soleil, pour l’instant, la rassérénait. Elle avait organisé son emploi du temps en fonction des heures où sa terrasse était exposée. Elle y restait le plus longtemps possible, s’en abreuvant littéralement. Quand il disparaissait, telle une plante dont les feuilles se tournent vers la lumière, elle rentrait pour s’installer dans une pièce qui prenait à son tour le soleil.

Elle faisait des abdos, pas de quoi se vanter : quinze minutes par jour tout au plus, lorsqu’elle y pensait. Et se remit à compter les voitures entre 15H13 et 15H18 : elle ne dénombra que neuf automobiles et ne vit ni passant, ni cycliste.

 

Mercredi 25 mars 2020

Le Président était venu à Mulhouse pour soutenir les médecins et découvrir le nouvel hôpital militaire. Il fit son troisième discours, émouvant : mais pouvait-il en être autrement ? Elle finirait par pleurer, à l’entendre s’exprimer de la sorte et à filer sa métaphore de la guerre. Le TGV médicalisé était parti de Strasbourg pour rejoindre l’ouest, avec vingt patients à bord. Une version dramatique de l’Orient Express : un train de la mort, sans aucun crime.

Il était en train de changer d’avis, en proie à la culpabilité de laisser ses filles avec leur mère. Il avait parlé à sa fille cadette et manifestement cela ne s’était pas bien passé. Pouvait-elle exiger de lui qu’il vienne malgré tout ? Ne devait-elle pas décider qu’il resterait à Dijon ? Que ferait-elle d’un homme qui serait hanté par ses démons ? Tout cela n’était pas raisonnable. Ils -lui et elle, et des milliards de gens comme eux- étaient en train de vivre une situation tragique au plus haut point, dont le dilemme n’était qu’un aspect mais un aspect essentiel : il devait choisir entre ses filles ou elle. Elle ne pouvait exiger de lui qu’il les abandonne.

Elle apprivoisait le silence qui l’environnait. Ou tout du moins, dans certaines circonstances : quand elle espérait qu’il viendrait ou quand elle s’abreuvait de la chaleur du soleil. A l’inverse, lorsqu’elle s’imaginait seule pour les semaines à venir, elle savait que le silence deviendrait son ennemi et la terrifierait.

Le soleil lui-même faiblissait, image falote dans un ciel trouble. Au bout de trente minutes, elle rentra frigorifiée et se fit couler un bain. Elle avait besoin de chaleur.

Le monde était pestiféré. Plus de trois milliards de gens étaient confinés avait-elle entendu dire sur France-Inter. Etait-ce seulement possible? ! Plus de deux-tiers de la population mondiale étaient concernés, ce qui instaurait une rupture considérable dans l’appréhension du présent et de l’avenir. Il était impossible de croire qu’on en sortirait indemnes, même si le confinement ne durerait vraisemblablement que quelques semaines.

Quels en seraient les impacts ?

 

Jeudi 26 mars 2020

Les fleurs rose-rouge du cerisier avaient été gelées, la nuit dernière, prises elles aussi dans une fixation glacée.

Le désir, dans toute sa variété, s'effilochait comme une pièce de tissu usé, le temps passant. L'abattement gagnait à mesure que ce premier s’amenuisait. Que pouvait-on désirer encore dans cette claustration ? Lire, certes, ainsi que l'avait vivement préconisé le Président lors de son allocution mulhousienne. Travailler, écouter la radio, regarder des films ou des séries, écrire, oui ! Mais pour en faire quoi ? De la même façon qu'enseigner en présence des élèves était essentiel, toute activité intellectuelle ne prenait de sens que dans l’altérité. Le désir physique de l'autre, de son corps mais également des signes de vie manifestés par son visage et son regard, de ses sautes d'humeur ou de son contentement, n'étaient plus à portée de main. D'une certaine façon les corps s'éteignaient, frappés qu'ils étaient de cette impuissance à se donner à l'autre. 

Ah, comme elle espérait son arrivée ! Il viendrait, quoi qu’il en soit.

Si le soleil et ses séances comptées de contact avec la nature (sur son transat, sur sa terrasse) lui procuraient un certain apaisement, il lui apparaissait clairement que si l'autre avait été installé avec elle, sa libido tout entière eût pu s'éveiller à nouveau, et avec elle le désir plus singulier de vivre.

Le divertissement pascalien était désormais banni. L’homme pourrait-il se contenter de rester enfermé dans sa chambre ? Comment faire quand « Hélas ! tout est abîme, - action, désir, rêve, Parole ! » ( Baudelaire, le Gouffre)

Pour la première fois, depuis fort longtemps, l’Homme se retrouvait confronté à sa seule compagnie.

Elle avait bien conscience, que d’une certaine façon, elle était préparée à cela. Même lorsqu’elle travaillait, rencontrait ses collègues et ses élèves, elle menait une vie assez solitaire. Elle appréciait cette réclusion… parce qu’elle ne durait que le temps de la semaine ! Le week-end, elle retrouvait son compagnon et avec lui une agitation assez frénétique tout en oscillations entre les sorties, les amis, les visites dans des musées.

Mais cette vie, considérée par lui comme sauvage, avait été jusqu’alors un choix.

 

Vendredi 27 mars 2020

Et pourtant, si le temps avait été ou était parfois encore, source d’inquiétude (l’âge, l’impression d’en manquer), il lui apparaissait combien il était précieux d’en avoir à satiété. On était maintenant en mesure de l’éprouver dans toute sa durée et de fait, dans toute sa plénitude. Des petits gestes de la vie de tous les jours devenaient appréciables : même passer l’aspirateur prenait un sens à la seule idée que pour une fois, cela ne nous priverait pas d’autre chose...

Depuis quelques années, elle souffrait du rythme effréné de sa vie et aspirait souvent à davantage de lenteur. Elle avait toujours eu besoin de prendre du temps pour elle et cela avait été rarement possible.

Le temps s’offrait désormais à tous : il ne s’agissait que de l’employer en profitant de chaque instant. Le saisir dans sa dimension d’apaisement. Le goûter pleinement, le savourer, s’en délecter dans l’ici et le maintenant. Simplement. Elle avait le sentiment de commencer à y parvenir. S’illusionnait-elle ? L’avenir le lui montrerait. Elle avait le sentiment de ne plus attendre - que cela finisse !- mais simplement de vivre au mieux ses journées, offertes à la lenteur, et le fait est qu’elle y prenait de plus en plus de plaisir. Comme d’une chose acceptée réellement. Le temps n’était tout simplement plus cette Horloge dont parle Baudelaire, Ce dieu sinistre, effrayant, impassible, Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !
Elle ne luttait plus contre le vide ou le rien. La vacance était une forme de don.

D’une certaine façon, elle avait l’impression d’avoir enfin réussi à se connecter à ses ressources intérieures qui lui permettaient de voir la vie autrement, dans ce qu’elle avait d’essentiel. Elle avait lâché du lest, laissé de côté la gravité, envisagé que, si tout cela était inévitable, il y avait cependant quelque chose à en tirer. Elle avait laissé de côté sa peur de l’inconnu et avec elle la croyance qu’elle ne s’en sortirait guère. Il semblait qu’elle avait su mettre à la place une forme de vie autre et plus créative. Si l’Inconnu -et ses terreurs- s’était d’abord imposé dans toute sa puissance, il avait fini par se diluer dans l’appréhension apprivoisée du temps. L’aventure était devenue intérieure.

Ecrire en faisait partie.

 

Samedi 28 mars 2020

Atmosphère cotonneuse. Journée mortelle à souhait. Aspirateur… et travail.

Trois voitures repérées de 15h13 à 15H18 entre les gouttes de pluie.

 

Dimanche 29 mars 2020

Que devenaient ses élèves après trois semaines sans école ?

Ils avaient eu du mal, tout comme elle, à se faire à cette nouvelle situation. Elle les voyait, marchant derrière elle (118 élèves) avançant à la queue-leu-leu comme dans une lente procession, tous réunis. C’était cela être pédagogue, -étymologiquement parlant-, mener et accompagner les élèves sur le chemin de l’école et de la connaissance. Elle avait semé des cailloux blancs (ses cours remaniés et revus pour pouvoir s’adapter à cette situation ô combien différente de la salle de classe : faire cours sans être en face des élèves !) Elle leur envoyait des messages réguliers de soutien, avait créé un groupe sur WhatsApp. Mais, peu à peu, certains prenaient la poudre d’escampette, et ne ramassaient plus les cailloux blancs. Ils les laissaient à terre et partaient tout simplement. D’autres (la majorité d’entre- eux d’ailleurs, il fallait bien se l’avouer) n’avaient jamais suivi le cortège.

Faire classe à distance était un véritable casse-tête. Et toutes les technologies modernes n’y changeraient rien pour la simple et bonne raison que rien ne pouvait remplacer le cours en présence des élèves ! C’était là que tout se jouait, dans ce moment bien précis de l’échange (et même s’il y avait conflit). C’était précisément au creux de cet espace-là que se jouait la possibilité d’être un bon prof. C’était là qu’elle sentait, percevait de manière palpable ce qui allait ou n’allait pas dans son cours, ce qu’elle devait réexpliquer ou à l’inverse, ce qui était clair pour tout le monde : aucune visioconférence ne pouvait jamais remplacer cela. Un regard rêveur, une grimace, une façon de regarder en l’air, un silence appuyé, un commentaire désagréable, une manière de s’avachir sur sa table, une remarque rigolote, une question pertinente, tout équivalait à des signes, que son cerveau, dans une mécanique proprement sidérante, mixait et remixait pour en tirer inconsciemment une substantifique perception générale qui lui ferait sur le champ adapter son cours.

De jour en jour elle les perdait davantage.

 

Lundi 30 mars 2020

Il était arrivé.

Drôle d’aventure ! Il avait pu monter sur l’autoroute sans problème. Puis s’était fait contrôler au péage de Belfort. Malgré une autorisation non renseignée, ni signée, (!) où seul le motif du déplacement était précisé, on l’avait laissé passer. Sidération. On lui avait simplement demandé où il se rendait. Quand il avait précisé Mulhouse, lieu honni entre tous depuis bientôt trois semaines, on lui avait gentiment suggéré d’y rester et de ne pas en revenir. L’autoroute était parfaitement déserte en dehors de quelques camions. La ville de Mulhouse également : il n’y avait croisé que des ambulances. Ville morte à l’image de ces vieux westerns en noir et blanc, où les portes des saloons claquent et où des buissons tordus et calcinés se déplacent, emportés par le vent.

Il était là… Et le temps s’écoula, bien différemment des autres jours.

A vingt heures, comme tous les soirs, - mais cette fois, ils étaient deux- ils entendirent depuis la gare, sonner la corne de brume qui donnait le signal pour les applaudissements réservés aux personnels soignants. Qui était cet homme qui depuis trois semaines, songeait tous les soirs, sans faillir, à lancer le signal ?

Le voisin de l’immeuble d’en face battait comme à son accoutumée le rappel, avec une cuillère et une poêle ; la petite dame avait mis son masque pour aller sur son balcon ; le couple de la maison du coin s’était vêtu chaudement. Dans cette drôle de rue où se côtoyaient des gens que leur rang social opposait souvent (il y avait d’un côté de la rue, les plus nantis et de l’autre, les plus pauvres), la différence était soudain bannie et la réconciliation envisageable. Cependant, le jeune couple d’en face ne sortait jamais, pas plus que la petite mamie qui faisant face à sa cuisine. Le son enflait et se répandait progressivement jusqu’à la rue attenante, pour se dissoudre finalement dans le silence revenu. Les gens se détournaient et les portes se refermaient. Ils n’avaient jamais échangé le moindre mot.

Elle se dit qu’ils avaient été peu nombreux ce soir… Elle espérait que ce vent de solidarité ne faiblirait pas avant la fin du combat. Il fallait tenir.

 

Mardi 31 mars 2020

Lorsqu’elle s’était installée dans son nouvel appartement, il y avait maintenant deux ans de cela, elle l’avait évidemment trouvé magnifique. Objectivement, il l’était : le long du plafond et des murs couraient de magnifiques moulures qui lui donnaient un air haussmannien. La cheminée s’harmonisait parfaitement avec l’ensemble. Mais de fait, ce lieu n’était agréable qu’en hiver lorsque les arbres étaient dépouillés de leurs feuilles et que le feu ronronnait joyeusement dans le foyer.

Insensiblement, s’était fait jour en elle l’idée qu’elle vivait dans un terrier tant ce lieu manquait de lumière. Il était situé au rez-de-chaussée d’une petite copropriété et trois énormes platanes qui n’étaient jamais taillés parce qu’ils étaient centenaires et dès lors protégés par la ville, faisaient écran entre le soleil et son intérieur. Il lui avait fallu un certain temps pour s’y habituer.

Le narrateur de Kafka disait : « J'ai organisé mon terrier et il m'a l'air bien réussi. » C’était ce qu’elle éprouvait maintenant que le confinement était instauré et qu’il fallait se protéger du monde extérieur en empêchant toute intrusion du virus. S’il n’avait pas été nécessaire pour se protéger de l’ennemi, de dissimuler l'entrée principale avec de la mousse et de boucher la moindre voie d'accès possible -comme dans la nouvelle de Kafka-, l’appartement était cependant devenu le lieu de protection par excellence, le château fort que nul belligérant ne pourrait assiéger. Le virus ne franchirait pas cette frontière et ne s’infiltrerait pas là, se contentant de causer des dégâts mortels à l’extérieur.  Le danger était en dehors des murs.

Le terrier se devait dès lors d’être entretenu et il fallait s’y consacrer à plein temps : le nettoyer, y bricoler, être prêt sans cesse à livrer le combat contre une menace invisible. Y déambuler, s’y calfeutrer, s’y replier. Penser, travailler, méditer ? Y trouver le courage et les ressources nécessaires pour ne pas en sortir. Y déployer la confiance en soi qui permettrait de ne pas craquer.

J'ai organisé mon terrier et il m'a l'air bien réussi, se dit-elle ce soir-là. 

Comment faisaient les gens -les médecins, les personnels soignants- pour protéger leur terrier, alors qu’ils étaient en permanence au contact des malades ?

 

Mercredi 1 avril 2020

Elle se sentait vraiment privilégiée au point que cela en devenait presque gênant pour ne pas dire culpabilisant. Non seulement elle avait un terrier des plus agréables mais de surcroit elle était parfaitement planquée contrairement à d’autres citoyens.

Comment les médecins, les infirmiers, les aides de salle (et tous leurs homologues féminins : faudrait-il pratiquer l’écriture inclusive ?) et leurs familles vivaient-ils ? Dans quel état d’inquiétude étaient-ils lorsqu’ils rentraient chez eux et étaient potentiellement porteurs du virus, risquant dès lors d’infecter leurs familles. Pouvait-on vivre ainsi ?

Qui étaient ces hommes et ces femmes ? Étaient-ils des héros ? Ou plus vraisemblablement, à l’instar du Dc Rieux, personnage-clé de La Peste, n’étaient-ils que des êtres humains, des médecins clandestins en somme, faisant simplement ce qu’il y avait à faire, résistant de tout leur corps (gestes prophylactiques, épuisement, travail continu, peur, résignation, anesthésie aux sentiments) à la tyrannie de La Peste. Si le médecin de La Peste en réchappait, il n’en sortait pas totalement indemne, car séparé de sa femme, il rejoignait le cercle de ceux qui tombaient peu à peu dans l’indifférence la plus totale et auraient à réapprendre le langage des sentiments tant ils avaient été envahis par celui de La Peste.

Le virus envahissait la vie de ces résistants, tel un sumac vénéneux, grimpant et parasitant le quotidien normal, s’ingéniant à planter ses racines dans le moindre interstice d’une vie désormais condamnée à une obéissance absolue aux lois du virus.
L’héroïsme dans La Peste se trouve finalement là où on ne l’attend pas. C’est Tarrou, simple chroniqueur pour un journal qui l’incarne. Sans être médecin, il travaillera aux côtés de Rieux : il est en effet persuadé que La Mort ne doit pas vaincre. S’il ne prêtait pas main forte à la médecine, cela signifierait non seulement qu’il accepte la Mort mais que de surcroit, il se comporterait lui-même comme un assassin, n’ayant pas cherché à tuer … la mort elle-même. Tarrou incarne le combat contre l’Absurdité de notre existence, à savoir notre condition d’êtres humains condamnés à mort. C’est toute la question de l’engagement qui est posée par ce personnage.

Oui elle était planquée. Pour elle le confinement se réduisait à une simple attente, à la seule organisation de son terrier. Elle n’était qu’en troisième ligne, comme tous ceux qui pratiquaient le télétravail, ainsi que l’avait dit Macron, filant toujours sa métaphore guerrière. Les médecins et tous les personnels soignants étaient en première ligne ainsi que les moniteurs-éducateurs, les éducateurs spécialisés et les pharmaciens. Les gens qui travaillaient dans les magasins d’alimentation, les postiers, les éboueurs, les camionneurs, étaient en deuxième ligne, car dans un contact tout de même assez rapproché avec des individus potentiellement malades.

Qu’en était-il de son héroïsme à elle ?

 

Jeudi 2 avril 2020

Ecrire, dans le capharnaüm de ses pensées, écrire par petits bouts , se glisser au creux de la tendresse ou même de la violence des mots qui jaillissent sans que cela ait été pensé, programmé, prémédité ! Une émergence d’inconnu.
Ecrire par petits bouts, par fragments de moi, en étant guidée par une absence volontaire de quête et d’intention. Ecrire, non comme une fin en soi, un aboutissement, mais comme un début de quelque chose qui n’est pas encore défini. Un pont vers un ailleurs mystérieux.
En m’engloutissant dans la liquidité des phrases, dans le lent mouvement de la marée des mots, en me laissant porter par leurs courants fluctuants, ceux qui m’éloignent ou me rapprochent de moi.

Ecrire comme on se donne ? Dans d’incessants mouvements vains et mécaniques ou alors dans la complétude ?  Dans sa singularité ou sa multiplicité ? Dans la tendresse ou la rage ? Dans les liens de l’habitude ou ceux de l’aventure ? Dans la quintessence de l’être, dans l’incandescence de mots tout juste nés.

Ecrire comme on se donne....
par petits bouts de moi, ni chronologiques, ni rationnels, ni prémédités, ni préjugés....par petits bouts, sereins ou déchirés, ressentis, frileux, assurés ?, ciselés, enjolivés, ou taillés à la hache du doute, au tranchant des émotions....

Ecrire comme on se donne !
Ecrire en ne livrant que ce qui peut l’être, sa vérité de l’instant. Les mots exhumés seront les plus justes et les plus dignes d’être écrits. Ceux-là mêmes qui, plutôt que de donner une image lisse de nous-mêmes, nous "signifient " tout au contraire, nous improvisent et nous créent.

Ecrire sans savoir.
Ecrire dans la mouvance d’un au-delà encore étranger.
Ecrire en partance pour la Terra Incognita.

 

Vendredi 3 avril 2020

Au réveil, une tasse à la main, elle observa les trains qui passaient au loin. Ils avançaient sur les rails au ralenti, quasiment vides, tels des trains fantômes.

Grand était ce personnage tout à la fois étonnant et fascinant de Camus, obsédé par l’écriture d’une seule et unique phrase, qu’il n’avait de cesse de remanier. « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne ». Chaque jour, plusieurs heures durant, il s’adonnait à cette tache quasi sisyphienne, s’essayant à déplacer une virgule, à remplacer un adjectif par un autre, un nom par une autre ; il modifiait la construction de la phrase et son rythme bien sûr car la forme devait révéler le fond. Il tenait à ce que cette phrase ait l’allure et le rythme même du trot pour que l’illusion soit totale. D’où lui venait cette exigence ?

Grand incarne l’artiste, qui bien que plongé au cœur de la tourmente ou peut-être à cause de cela, poursuit avec courage son œuvre, allant jusqu’au bout de lui-même. C’est un personnage secondaire et pourtant très attachant ; un peu ridicule toutefois, dans la mesure où il ne se consacre qu’à une petite phrase de rien du tout et pourtant sa ténacité est telle que même sur son lit de mort, il songe encore à sa phrase, demandant à Rieux et à Tarrou de lui tendre son manuscrit. On apprend alors que toutes les feuilles (soient cinquante pages) ne contiennent que cette même phrase retravaillée sans fin. Écrire est un éternel recommencement. La dernière version produite est la suivante : « Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument, parcourait, au milieu des fleurs, les allées du Bois… » Grand demande alors à ses deux amis de brûler son manuscrit. Étonnamment, c’est le seul personnage du livre, qui bien qu’à l’agonie, sera sauvé miraculeusement, comme si l’art devait survivre au pire des fléaux.

Les corbeaux, indifférents à la pandémie qui frappait l’humanité, croassaient inlassablement dans les branches des platanes. Tous au plus avaient-ils constaté une baisse du niveau de la circulation et par conséquent, une diminution des gaz à effet de serre.

 

Samedi 4 avril 2020

Fallait-il parler de l’intervention d’Edouard Philippe, Premier Ministre, vendredi soir ?

Quelques phrases-clés :

Il ne faudrait pas que le confinement se fragilise… le virus n’est pas en vacances !
Le début des vacances scolaires ne doit pas se traduire par des déplacements qui viendraient ruiner nos efforts à néant.
Les règles sont là pour nous protéger.
Nous vivons des conditions redoutablement difficiles. Il faut rester mobilisés !
J’essaye d’être lucide sur les difficultés et les périls à dépasser. Plus qu’optimiste ou pessimiste, j’essaye d’être concentré et d’avancer.
La digue tient, il faut que tous ensemble nous nous battions pour qu’elle tienne.
J’ai enraciné au fond de moi, la conviction qu’on peut réussir !

Il avait évidemment parlé de la ville maudite, mais qui ne citait pas Mulhouse, depuis trois semaines ! Seul avantage à cette situation : les gens finiraient par comprendre que Mulhouse était en France et non en Allemagne. Un point de gagné !

Son compagnon (pour une fois ils partageaient en effet leur pain au quotidien !) était intervenu à ce moment-là en lançant, Mulhouse est un peu le Verdun de cette crise sanitaire ! (sic)

Les femmes considéraient en général le Ministre, comme très beau et séduisant. Elle l’avait trouvé très prudent, très mesuré, très modeste et de fait très rassurant. Et pourtant, il n’avait évoqué à aucun moment, la durée du confinement alors qu’on était au terme des quinze jours annoncés par Macron. Tout se jouait dans une forme implicite de discours qui traduisait une volonté consensuelle de s’appuyer sur une hypothétique conscience nationale collective. Puisque rien n’était dit quant à la durée du confinement, c’était comme si tout le monde savait qu’il allait durer longtemps encore…

Elle écoutait de moins en moins la radio. Elle luttait en ce moment contre une certaine forme d’abattement que seul le travail au jardin ainsi que sa présence à lui, permettaient de maintenir encore à une certaine distance.

Le cerisier, contre toute attente fleurissait, se déployant tout frémissant et rosé, dans l’air frais du jardin.

 

Dimanche 5 avril 2020

Évidemment les enfants mouraient aussi. Pourquoi auraient-ils été épargnés ?
Une fillette de sept ans, une adolescente de quinze ans. Tout cela faisait partie de la tragédie, comme les milliers d’autres morts. La mort des enfants était un topos de la littérature, sauf que là c’était la réalité.

Tout le monde sait bien que la frontière entre réalité et fiction est infime. Marie Darrieusecq, dans son livre Tom est mort, racontait la perte d’un enfant dans ce qu’elle avait d’insoutenable. Victor Hugo s’y était consacré dans Les Misérables avec la mort de Gavroche près d’une barricade, mais également dans un magnifique poème intitulé Souvenir de la nuit du 4. Camus lui-même dans La Peste, décrivait la mort de l’enfant du Juge, dans d’atroces souffrances. Perdre un enfant n’était pas dans l’ordre des choses et pourtant le virus frappait de plein fouet ces âmes innocentes.

Sur sa terrasse, alors que le soleil resplendissait et que la chaleur était de la partie, elle avait assisté durant des minutes interminables, au combat - mais pouvait-on vraiment utiliser ce terme pour traduire une réalité bien différente ? - entre une punaise et une araignée. La punaise aurait dû vaincre tant l’araignée était petite. Mais elle était prise dans la toile, et chercher à s’en libérer, ne faisait que la propulser plus vite vers une mort certaine. La musique de Smetana donnait à ce spectacle une tonalité dramatique. Se désengluer s’avérait impossible.

Implacable loi de l’enfermement. La mort était dans la toile.

 

Lundi 6 avril 2020

Le confinement était entré dans ses rêves.
Oh d’une façon bien discrète pour l’instant ! Elle se souvenait de ce moment bien précis où les choses basculent parfois dans notre vie onirique, témoignant ainsi d’une nouvelle réalité qui prend soudainement possession de notre inconscient.

Lorsqu’elle vivait à Londres avec son mari, il y avait de cela plus de trente ans, un processus identique s’était mis en route. C’était d’abord des mots anglais qui s’étaient peu à peu immiscés dans ses nuits, l’un par ci, l’autre par là et puis un jour elle s’était mise à rêver vraiment en anglais. Pour l’instant, le confinement n’apparaissait qu’en petites touches et allusions subtiles, diluées dans ses mises-en-scènes nocturnes. Ainsi elle allait travailler mais jaillissait tout à coup un empêchement de taille : elle n’avait plus la possibilité de faire une chose habituellement liée à son travail. Ou, alors qu’elle cherchait à prendre rendez-vous chez un médecin et qu’au bout de plusieurs échecs, elle essayait d’en comprendre la raison, on lui rétorquait, Mais enfin vous devriez savoir qu’au vu des circonstances, ce n’est plus possible !

Le confinement était souvent bien agréable. Avait-on le droit de dire cela ? Le jardinage notamment était un vrai régal. Elle avait entamé le nettoyage de sa cour et des trois, allez quatre, mètres carrés de plates-bandes qui en faisant le tour. Elle avait taillé, débroussaillé, ramassé, avec l’aide de son compagnon. Ils avaient eu la surprise de découvrir deux arbrisseaux qui jusqu’alors étaient totalement parasités par les branches touffues et envahissantes d’autres plantes. Ils allaient désormais pouvoir s’épanouir au soleil.

Ils étaient bien tous les deux. Quelque chose de nouveau se mettait en place dans leur relation, tandis qu’ils partageaient ce confinement.

Les corbeaux croassaient inlassablement, introduisant quelques notes dissonantes, dans ce havre de paix.

 

Mardi 7 avril 2020

De nuit, le confinement la taraudait Elle accumulait les rêves étranges et se réveillait à plusieurs reprises, oppressées et complètement recroquevillée. Si ses visions nocturnes ne portaient pas en apparence sur la situation actuelle, elles y renvoyaient de plus en plus manifestement. Son esprit était comme dissocié. Le fléau prenait peu à peu possession de son inconscient : on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus, disait Camus.

La journée fut morne, elle n’avait aucune énergie et ne travailla guère. Les courses n’eurent pas lieu : il y avait au moins trente personnes qui attendaient d’entrer dans le Super U. Ils y retourneraient demain. Ils firent une partie de scrabble et lurent, téléphonèrent, qui à leurs enfants, qui à leurs amis.

Il faisait de plus en plus beau et la circulation semblait dense. Elle ne compta pas les voitures.

Plus de mille quatre cents morts ce jour, en France.

 

Jeudi 9 avril 2020

Plus de dix mille morts en France.

A l’exaltation du début, succédait une forme d’impuissance : comment écrire dans un terrier dans lequel il ne se produisait rien ? Le silence de hier et le journal du sept avril étaient éloquents. Comment se raconter quand il n’y a rien à dire ? Quelle matière pouvait-elle utiliser en dehors de ces horreurs qui se produisaient dehors, suffisamment terrifiantes pour qu’elle n’ait pas envie d’en parler. Quand l’univers était réduit et rétréci, le silence était parfois le seul remède.

Un auteur s’était penché sur cette question, un certain Xavier de Maîstre, condamné à résidence dans sa chambre pendant quarante-deux jours (le temps que durerait notre confinement ?) après une sale histoire de duel (on est au XVIIème siècle). Il écrivit en 1794, un Voyage autour de ma chambre, qu’elle n’avait pas lu pour l’instant. Évidemment tous les exilés avaient d’une certaine façon été soumis à cette forme d’enferment comme Hugo et Voltaire, pour ne nommer que les plus célèbres. Et plus encore lorsqu’ils avaient séjourné en prison à l’instar de Beaumarchais, Voltaire et Sade.

Dans ce cas, le monde extérieur se vivait comme effacé ; ne restait que le monde intérieur c’est-à-dire l’affirmation de l’individu. L’écrit ne prenait de sens que dans l’expression d’une individualité singulière. Ce qui au XVIIème siècle était encore très novateur ne l’était cependant plus aujourd’hui. Si Rousseau et ses Confessions, ouvrage paru en 1782, ainsi que la Révolution Française -inutile qu’elle en précisât la date - avaient ouvert la voie, qui n’était amené à parler de soi aujourd’hui et ne cherchait à se mettre en scène par le biais des réseaux, des blogs ( ;-) ) et d’autres médias du XXIème siècle ?!

Quel bonheur que ces livres tombés dans le domaine public ! Si d’une certaine façon, ils étaient tombés dans l’oubli, on pouvait cependant les exhumer et se les procurer sur Kindle en deux clics et pour un prix nul.
Le confinement allait durer, elle aurait donc le temps de lire les sept cents pages de Xavier de Maîstre…

 

Samedi 11 avril 2020

Ce que le confinement avait de bon :
Elle pouvait bronzer, nue, dans son jardin : ils avaient récupéré de vieux volets en bois, stockés à la cave pour les disposer sur sa terrasse et se protéger ainsi des regards des voisins.
Le jardin était agréable parce que moins bruyant du fait de la diminution du trafic routier. Même les ambulances étaient silencieuses, la plupart du temps.
Elle avait le temps de méditer ou de tenter de le faire.
Elle n’était plus harassée par l’agitation des élèves.

Elle avait son homme pour elle seule : chose qui ne s’était jamais produite, à vrai dire, plus de quinze jours d’affilées, et seulement pour les périodes de vacances. Il n’était plus happé par toutes les sollicitations extérieures : avant, il avait toujours fallu faire des choses, voir des gens encore et encore, dire oui pour maintenir un équilibre qui n’était pas le sien.
Ils arrivaient à discuter, à parler vraiment. Ils ne prenaient plus la poudre d’escampette.
Elle pouvait regarder pousser les fleurs de son jardin.
Et regarder tomber en pluie les pétales du cerisier, sur le sol.

Elle rêvait.

 

Dimanche 12 avril 2020

Que se serait-il passé si elle s’était retrouvée confinée en ayant encore des enfants en bas âge ?

Chaque journée aurait fatalement ressemblé à un mercredi de prof (la pire journée qui soit) où il fallait à la fois s’occuper des enfants, de leurs activités, de son propre travail et ne pas avoir la migraine au retour du mari, qui avait lui, comme il se doit, un vrai travail ! Une mission quasiment impossible : allez tenter de vous atteler à la pile de trente rédactions (environ quatre heures de correction dans les bons jours, c’est-à-dire sans être fatiguée) lorsque vous êtes interrompue toutes les dix minutes par l’un des enfants… Elle était bien heureuse d’avoir l’âge qu’elle avait.

Il aurait fallu jongler entre les devoirs des enfants, les siens, les activités des uns, celles des autres, faire du bricolage avec le papa (version bois) et avec les enfants (version papier et colle), faire à manger deux fois par jour, gérer les disputes de tous ces gens confinés, regarder le papa jouer à l’ordinateur parce qu’il avait besoin d’un moment de décompression. Et elle alors ? Qui se serait souciée de son besoin à elle ? Elle aurait joué avec les enfants pendant ce temps… quinzième partie de Uno, de quoi vous rendre dingue. Elle aurait dû faire le ménage deux fois plus que d’habitude pour deux raisons essentielles : la femme de ménage ne serait plus venue et avoir trois hommes en continu à la maison, c’était avoir une maison qui se transformait en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, en écurie d’Augias. Le papa faisait à manger à l’occasion (d’excellentes pizza en l’occurrence) et laissait un chantier tel, que cela vous décourageait à tout jamais de le voir cuisiner. Qu’il retourne donc à son ordinateur !

Le confinement aurait fait d’elle une parfaite femme et mère au foyer.
Le confinement ne pouvait être que la mort de la femme libérée.

Il allait falloir s’occuper des vitres. Faire les vitres, c’était faire disparaitre les vitres. Plus rien alors ne la séparerait du ciel.

 

Lundi 13 avril 2020

Ce matin-là il faisait moins beau. C’était le week-end de Pâques. De petits nuages blancs filaient dans le ciel troublé. Le vent s’engouffrait entre les branches du cerisier et les pétales roses tourbillonnaient dans l’air malmené, qui bruissait comme à Bréhat.

Six semaines déjà sans sentir la viscosité de l’eau glisser sur sa peau, le long de son corps ; sans se sentir algue au fond de la piscine. Un abîme. Nager lui manquait terriblement. Elle avait été la dernière à quitter la piscine, ce vendredi où un arrêté préfectoral avait décidé la fermeture des établissements scolaires et des piscines en Alsace, une semaine avant le reste de la France. Elle entrait dans sa sixième semaine de confinement. Ce soir le Président s’adresserait aux Français.

Comment raconter sa vie ? Que donne ou peut donner l’écriture entre quatre murs ? Comment transmuter un environnement dont la caractéristique principale était l’immobilité ? Décrire son lit, son fauteuil, son salon ; les donner à voir dans leur vacuité d’objets inutiles (comme son bureau) ou rendus, à l’inverse, à une renaissance soudaine, exhumés d’un oubli dans lequel ils avaient été si longtemps plongés.

Les objets, comme les hommes, avaient ce pouvoir de renaitre à l’occasion d’une réclusion.

 

Mardi 14 avril 2020

La veille au soir, le vent s’était inlassablement engouffré en bourrasques et les branches malmenées par la tempête avaient déversé leurs pétales comme une ruche laissant échapper ses abeilles, dans une sorte de tourbillonnement bruissant. Ce matin, un tapis soyeux de pétales recouvrait le sol.

La vie en rose ?

Ils avaient pris un mois de plus. La libération serait pour le lundi onze mai. Encore fallait-t-il le dire au conditionnel.

Le verbe confiner était devenu le mot le plus employé par des milliards d’individus, ainsi que ses dérivés faussement partageurs : confinement, confiné(é)(s), déconfiner, reconfiner (ce dernier étant encore assez timide). On parlait désormais de distanciation sociale, de gestes barrières, de solidarité confinée, d’apéritif virtuel ; il y a désormais des personnes inconfinables et ce, pour la sauvegarde de tous. Jusqu’où irait-on dans cette contagion manifeste ?

Le langage est comme une éponge qui s’abreuve aux lois de son environnement. Il est pénétré par des problématiques d’époque et des questions qui confinent (sic) aux tendances sociologiques. Le langage est cette matière mouvante, qui fluctue au gré des intempéries sociétales. Au XVII ème siècle, où l’on se préoccupait davantage d’honneur et de gloire, le mot cœur signifiait courage (sens que l’on retrouve encore intact dans l’expression avoir à cœur de…..) et les feux ne pouvaient désigner que ceux de la passion amoureuse et de ses tourments infinis.

Le langage, de toute époque est la matière contaminable par excellence.

Aujourd’hui le voilà infecté, ô ironie suprême, et bien malgré lui, par une épidémie dont la caractéristique inhérente est précisément la contamination !
D’une manière certaine, la porosité n’en est que plus manifeste : le langage déploie dès lors ses attributs au grand jour, incarne la contamination elle-même et chevauche allègrement la bête dont il est la métaphore ! Dépositaire flamboyant de la pandémie, il s’exprime en mise en abyme dans un lexique qui ne renvoie qu’à lui-même.

 

Mercredi 15 avril 2020


Un film de genre subaquatique comme emblème du confinement ? Pourquoi pas ?

Les ingrédients d’une figure réussie seraient les suivants.
Confinement maximal dans les grandes profondeurs, parfois à la limite des abysses ; impossibilité de sortir sans mourir noyé ; marins qui arrivent à peine à se tenir debout dans leurs cabines respectives, obligés de baisser la tête et de rentrer les épaules en permanence, (parfois de ramper), ce qui est plutôt drôle quand le Capitaine est un grand type baraqué comme Liam Neesson et qu’il semble ployer en permanence sous le poids du monde ou des tonnes d’eau qu’il a au-dessus de sa tête ; érection du périscope (un incontournable) au vu de l’objet, lui-même phallique ; catastrophe à bord (fuite d’eau ou incendie non maîtrisable) qui en général entraîne la noyade de tous.

La mort est ici bien plus oppressante qu’elle ne l’est par exemple dans le Titanic (sauf peut-être la scène où Di Caprio sauve Kate Winslett mais il est vrai que cette scène en particulier se déroule dans un escalier, à fond de cale, ce qui d’une certaine façon rapproche de l’idée du sous-marin) car le film du genre ajoute un enfermement à l’autre. Le sous-marin, comme objet dont il est impossible de s’échapper en est la figure par excellence. Or cet objet est lui-même prisonnier d’un univers liquide qui représente à lui seul le pire des dangers. (Songeons au Nautilus de Jules Verne : le danger est précisément dans l’eau elle-même !) Ce genre de film induit donc, de par la situation et le lieu dans lequel il se déroule, une mise en abyme d’enfermement dans un autre enfermement et c’est ce qui le rend particulièrement anxiogène pour les spectateurs.

Tous les films du genre ne sont pas des réussites absolues. Mais JK-19 le piège des profondeurs l’est. On y trouve pour commencer une anecdote amusante lorsque Harrisson Ford menace Liam Neesson de le confiner dans sa cabine s’il refuse d’obéir à ses ordres. Le sous-titre du film jette une ombre supplémentaire au genre, The Widowmaker  (le faiseur de veuves). Le sous-marin est maudit avant même d’effectuer sa première plongée. Le Capitaine parfaitement intraitable, incarné par Harrisson Ford (qui dit avoir eu un père qu’il craignait), mène son équipage à un train d’enfer sous prétexte d’obéir aux ordres et à l’Etat (russe) avant d’envoyer un missile qui va provoquer l’incident tant attendu par les téléspectateurs. Ici on risquera cependant moins la noyade que l’irradiation et la transformation du sous-marin en bombe nucléaire !

Le film est inspiré de faits réels et le réalisateur est une réalisatrice (une femme qui se réalise un film purement phallique où la femme n’apparaît paradoxalement qu’en figure éplorée de future veuve, en noir et blanc sur une simple photographie) qui chante les louanges de ces marins qui se seront sacrifiés pour sauver l’engin maritime. Si le film suggère d’abord qu’il faudra rendre un hommage posthume à ces héros oubliés de la guerre Froide, c’est finalement le Capitaine intraitable, rendu à des sentiments plus humains, (en cela fortement inspiré par le second commandant, Liam Nesson), qui aura le mot de la fin : Ces hommes ont fait leur devoir non pas envers l’Etat mais envers nous.

Ce qui compte c’est cette solidarité de quelques hommes prêts à se sacrifier pour sauver le reste de l’humanité et pour empêcher que la peur ne soit plus contagieuse que le virus lui-même.

 

Jeudi 17 avril 2020

Il lui arrivait de caresser ses livres. Mais pas tous. Cette tendresse était seulement réservée à certains d’entre eux.

Quand un livre l’avait touchée, quand elle en avait fini la lecture et qu’elle le refermait sur sa quatrième de couverture, elle se surprenait à y glisser sa main. Lorsqu’elle surprit cet égarement d’elle-même, elle en fut frappée comme d’une vérité qui nous saute à la figure. Combien de livres ai-je ainsi effleurés sans m’en rendre compte, s’interrogeait-elle. Une dizaine ou des milliers ? Combien de fois par mois lui venait cet élan inconnu ? Avec une régularité de métronome ou seulement dans les périodes sombres de sa vie ? 
ses livres. Mais pas tous. Cette tendresse était seulement réservée à certains d’entre eux.

Elle procédait comme si elle voulait toucher le livre à son tour, lui rendre la pareille en somme : tu m’as touchée alors je te touche aussi. Un réflexe d’avant la séparation, comme un acte d’amour, un dernier témoignage de reconnaissance.

Un geste certes étrange, mais beau, gracieux, alangui qui dévoilait une complicité, une connivence évidente. Quand elle posait sa main sur le livre, c’est que quelque chose s’était passé. Quelque chose de plus qu’avec les autres livres. Elle ne caressait pas les livres qu’elle avait simplement trouvés émouvants, inventifs, beaux et bien écrits. Il fallait tout cela et plus encore, un « plus » difficile à cerner mais qui tiendrait d’une symbiose parfaite, complète entre ce qui était écrit et ce qu’elle était au plus profond d’elle-même et qui ne lui apparaîtrait d’ailleurs pas nécessairement (puisque ce geste était inconscient jusqu’à aujourd’hui).

C’est comme si, dans cette fugacité de l’instant, ce livre avait su me dire « qui j’étais » ; alors même que je referme le livre, je m’ouvre à moi-même. Là dans ce moment précis de la caresse, envisageait-elle.

Il s’était joué quelque chose de cet ordre- là, d’une rencontre entre elle et son corps grâce au livre. Il était entré en elle, avait pris possession de son corps au point de lui faire accomplir des gestes dont elle n’avait pas même conscience alors que pourtant ils émanaient d’elle. C’était finalement elle qui s’exprimait, à son corps défendant, ou son corps qui « l’exprimait » ici, mieux que son moi conscient n’aurait su le faire. Son corps lui parlait, dans le geste de sa main. La pré-figurait dans son délié et lui disait : Là, une corde sensible a été touchée, vois-le, sens- le ! 

D’un livre à l’autre, c’était toujours exactement le même mouvement, le même rituel. Tandis qu’elle en regardait la dernière page, elle faisait glisser la paume de sa main du côté haut et droit du livre vers le coin opposé, dans une lente descente tout à la fois sensuelle et attendrie. Oui, ce geste unique, précisément, et nul autre.

 

Samedi 19 avril 2020

Les mots souffraient.

Emportés et bousculés par un vent puissant, ils étaient happés et puis recrachés sur des rivages inconnus. Ils étaient successivement dérangés, affolés, parfois tués. D’autres étaient nés, éveillés, parfois ré-nés.

Comme le disait le personnage de La Peste, le fameux Grand préoccupé de sa petite phrase sur le rythme et la jument, employer certains mots plutôt que d’autres, ne pouvait être un acte innocent.

Etre le conjoint de quelqu’un n’avait rien à voir avec être son compagnon. La représentation de la vie de couple qui se tramait derrière l’emploi de l’un ou de l’autre de ces mots, n’était pas la même. Le compagnon est étymologiquement celui avec qui l’on partage son pain, c’est-à-dire son quotidien, sa vie, son lit ! Être un conjoint, c’est juste être couché… sur du papier. Les mots qu’on utilise nous dévoilent.

L’on peut écrire :

Ils avaient fait l’amour
Ils avaient fait l’amour inconsidérément
Ils avaient fait l’amour en frémissant
ou alors …
Ils avaient fait l’amour ou quelque chose comme ça

Le mot mourir semblait être banni de la langue en création qu’était celle du Covid 19. Le mot décéder à contrario renaissait de ses cendres. Pourquoi ?

Mourir était certainement trop cru, renvoyant à une réalité exclusivement physique et morphologique, au corps dans toute sa vitalité et donc également à sa mythologie de décomposition et de putréfaction. Décéder semblait plus noble et ô combien plus subtil ! N’y entrait que la dénomination administrative, une réalité simplement chiffrée. Ceux qui décédaient n’étaient que des chiffres. Ceux qui mourraient étaient des hommes et des femmes. Mourir étant devenu inacceptable, le mot lui-même se devait de disparaitre du langage. Fallait-il le confiner ou le tuer ? Les mots ne sont que les reflets de leur société.

Si les mots réjouissent amusent affolent dérangent secouent tuent, ils confinent par-dessus tout.

La Novlangue du Covid 19, ne cessait d’évoluer, à l’image de celle que décrivait Georges Orwell dans 1984. Irait-on vers une réduction massive du langage afin de dédramatiser la situation et de se donner un semblant d’espoir ? Fallait-il éluder pour ne plus penser ?

 

Dimanche 19 avril 2020

Cette situation, inexorablement, poussait à la méditation. Tout le monde s’y mettait, pourquoi pas elle ? Un moment déjà que cela la tentait mais qu’elle ne trouvait pas le temps ou plutôt qu’elle n’y pensait que de loin, à des moments où cela s’avérait de toute façon infaisable. Le confinement devait se travailler, non pas dans son sens étymologique, mais plus raisonnablement dans son sens d’apprentissage.

Car paradoxalement, méditer s’apprenait… comme le vélo ! Et plus l’on s’entraînait, mieux notre cerveau réussissait à faire ce qui au début tenait de l’infaisable. Contrairement à une idée reçue, il n’était pas question de réussir à se vider l’esprit mais tout au contraire de laisser les pensées se dévider comme une pelote de laine, de les accueilli et de les recevoir sans les juger.

A quoi pouvait nous mener ce satané Coronavirus si ce n’était à l’essentiel ?

La confrontation à soi, évidemment, comme une forme de voyage intérieur. L’acceptation de ce qui était et ne pouvait changer (le Coronavirus ne nous démontrait-il pas cette nécessité absolue ?) : se révolter eût été une torture dévastatrice et vaine. L’inacceptable ne méritait pas que l’on s’y confronte. Les bouddhistes l’avaient compris depuis longtemps ainsi que toutes les formes de religion : le message était en réalité le même.

Cette chose-là était particulièrement difficile à entendre : il était si facile, par simple habitude, de ronger ses petits os personnels, si facile de se révolter et de légitimer par là-même, sa colère ou sa rage. Ce qui devait se jouer, maintenant, ce qui devait s’affirmer comme du nouveau, c’était de sentir ce que l’on vivait : la peur, la souffrance, - la sienne comme celle du monde-, la solitude, le chagrin, le manque, la colère ; de laisser venir à nous ces sentiments négatifs (sans éloigner ceux qui étaient positifs) et de ne pas, pour une fois dans notre vie ! se laisser distraire par nos divertissements habituels : le travail, les amis, la vie sociale et
ses plaisirs variés. Pour une fois, il n’y avait plus d’excuse. Il fallait mettre la situation à l’épreuve. L’expérience s’offrait à elle, comme elle s’offrait à tous.

On trouve chez le poète Rilke, ces lignes : En fait dans la vie, personne ne peut aider personne, chaque conflit, chaque désarroi nouveau nous réapprend que l’on est seul. Ce n’est pas aussi fâcheux qu’il semble à première vue, car c’est en même temps le plus positif de la vie, que chacun est tout en lui-même : son destin, son avenir, son espace, son monde tout entier.

La spiritualité pouvait être l’occasion d’ériger un rempart contre le virus galopant de la pensée morbide et de se re-construire différemment.

 

Lundi 20 avril 2020

Les massages participaient de cette spiritualité, des retrouvailles avec soi-même.

Ils s’étaient rencontrés dans un stage de développement personnel où ils avaient appris à faire des massages. Les années passant, ils continuaient à se faire ce cadeau qui participait de leur rituel érotique.

 

Les mains glissaient lentement sur son corps allongé, nu.
Les mains touchaient sa peau, éveillant en elle le souvenir de sa vivance.
Les mains glissaient, remontaient le long de ses jambes, de ses fesses, de ses reins, de son dos, de ses épaules, de sa nuque et repartaient dans l’autre sens, ballet sacré, sculptant son corps retrouvé.

Doux froissement de sa peau à elle contre sa peau à lui : être touché ainsi procurait un apaisement immédiat. Et elle sombrait.
Elle sombrait dans cette langueur vaporeuse, où n’existait rien d’autre que la rencontre laiteuse et vibrante de son corps avec elle-même et celui de l’aimé.

Entre ces mains naissait le sentiment de son existence.
Les mains s’épanouissaient, souples et tendres, au contact doux et ferme à la fois : les mains prenaient et modelaient sa peau et son corps, en traçaient les contours, épousaient ses rondeurs. Prodigalité foisonnante, ondulations miroitantes.

Elle s’engloutissait peu à peu dans son monde intérieur, bien nichée au creux
de ces bras bienveillants et tendres. Parfois des mots traversaient son esprit, qu’elle gardait au creux de sa plénitude, dans la matrice de son âme. Pour plus tard.

Qu’elle était bien dans ces bras-là, dans ces retrouvailles avec elle-même, dans ce sentiment total d’amour inconditionnel.

 

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